Racismes : ne plus jouer avec les mots
Par Rokhaya Diallo, journaliste et réalisatrice et Esther Benbassa,
directrice d’études à l’EPHE (Sorbonne), sénatrice de Paris — 19
septembre 2019 à 18:16
Libération
Une critique de l’islam doit être possible, pas le rejet de l’islam et
des musulmans. Il doit être possible d’interroger la norme blanche
d’une société sans être accusé de racisme anti-Blanc, comme vient d’en
faire les frais Lilian Thuram.
Racismes : ne plus jouer avec les mots
Tribune. La dernière université d’été de La France insoumise (LFI) a
relancé, suite à une intervention d’Henri Peña-Ruiz, la polémique
autour de l’islam. L’islamophobie serait-elle un rejet de l’islam en
tant que religion ou un rejet des musulmans ? On pourrait poser la
même question sur la judéophobie : haine du judaïsme ou haine des
juifs ? Il est vrai que dans ce dernier cas, on n’ose pas trop le
faire…
Le mot «antijudaïsme», pourtant, existe bien. Il désigne une haine
religieuse du juif repérable dès l’Antiquité, qui a dominé la société
d’Ancien Régime mais qui a considérablement détérioré, concrètement,
la condition juive. Face au christianisme, religion du «vrai Israël»
spirituel, se serait trouvé le judaïsme, porté par un «Israël charnel»
prétendument déchu, incapable de reconnaître la messianité et la
divinité de Jésus. Peuple «déicide» qui payera lourdement le tribut de
cette infériorité…
Alors, l’«islamophobie», rejet de l’islam ou rejet des musulmans ? Les
deux. Comme la judéophobie est à la fois haine du judaïsme et haine
des juifs. L’ambiguïté persiste dans le cas de l’islamophobie sans
doute parce qu’il n’existe pas un autre terme se référant
spécifiquement à la religion, comme ce fut le cas de celui
d’antijudaïsme. Mais aussi en raison de la réalité concrète ordinaire
à laquelle le mot renvoie, qui est en fait un rejet du musulman plutôt
que de l’islam.
Le racisme antimusulman contemporain s’enrichit d’un autre amalgame
avec la figure du migrant récent ou actuel. Si l’immigration actuelle
était composée de migrants d’origine chrétienne, on peut penser que
l’opposition de la population française à ces vagues de migrants
aurait été moindre.
Il va de soi qu’on peut critiquer l’islam comme n’importe quelle
religion. Curieusement, pourtant, c’est l’islam, et d’abord lui, qui
est aujourd’hui critiqué et non le bouddhisme ou le catholicisme, etc.
Encore moins le judaïsme et cela pour des raisons historiques bien
précises. Après la Shoah, ce n’est tout simplement plus aussi simple.
Ceux qui se hasarderaient à le critiquer trop violemment savent à
quelle accusation ils s’exposeraient : celle d’antisémitisme, tout
simplement.
Qu’on passe au tamis de la critique certaines pratiques et certains
discours de l’islam d’aujourd’hui devrait être considéré comme
possible et légitime dans un pays laïc dont la loi de 1905 appelle au
respect de tous les cultes sans en reconnaître aucun. Les attentats
terroristes et leurs répercussions désastreuses ont nourri cette
critique. Mais les polémiques autour de l’islam et des musulmans -
port du voile, prières de rue, burkini - datent d’avant ces attentats.
Un islam d’Europe va bien finir par se construire. Mais pour qu’il se
construise sans trop de heurts, encore aurait-il fallu depuis
longtemps œuvrer à endiguer les discriminations, les humiliations et
le racisme antimusulman qui sévissent dans nos territoires. Aucune
réforme concernant l’organisation du culte musulman n’a vraiment
abouti. Parce que les pratiques sont déjà ancrées, avec ses poches de
racisme systémique dans la société et au sein même des différentes
strates de l’État. Même s’il n’y a pas, en France, d’islamophobie ou
de racisme d’État ouvertement institué.
Lorsque Lilian Thuram a évoqué le complexe de supériorité qui
traversait les supporteurs blancs dans les stades, il ne se doutait
pas, quant à lui, de l’ampleur de la levée de boucliers qu’il
susciterait. Des protestations incroyablement nombreuses ont fusé pour
dénoncer la prétendue essentialisation du groupe «blanc» commise par
l’ancien footballeur. Des dénonciations bien tonitruantes au regard de
l’indifférence suscitée par les manifestations racistes qui faisaient
l’objet des commentaires de Thuram.
Depuis des décennies, les joueurs de football noirs sont exposés à
toutes sortes de vexations racistes allant des cris de singes au
lancer de peaux de bananes en passant par des injures racistes.
Étrangement, alors que jamais ces agissements inadmissibles n’ont
mobilisé une telle énergie, il a suffi d’évoquer la position dominante
des personnes blanches dans la hiérarchie raciale pour que de toutes
parts l’on accuse Thuram de racisme… anti-Blancs !
Le racisme ne se résume pas à des interactions individuelles
désobligeantes, il s’agit d’un système découlant d’une histoire. La
place des minorités en France est conditionnée par un passé colonial
et esclavagiste, elles ont fait l’objet de théories raciales qui les
ont mises dans une condition d’infériorité. Cette condition se traduit
aujourd’hui par un traitement structurellement inégalitaire dans
l’accès à des biens ou à des services (logements, emplois…) et dans le
traitement institutionnel (contrôles au faciès, situation des
outremers…).
Si des personnes blanches peuvent être exposées à des déconvenues du
fait de leur appartenance, ce qui est tout à fait condamnable, elles
ne sont désavantagées ni politiquement ni socialement par le fait
d’être blanches. On ne peut en aucun cas comparer la position de
personnes qui subissent un racisme protéiforme et systémique et
peuvent se voir questionner quant à la légitimité de leur présence sur
le sol français, avec une interaction - si malheureuse soit-elle - qui
s’inscrit dans un rapport strictement interpersonnel.
Lorsque Lilian Thuram évoque un complexe de supériorité, il fait écho
au fait que la société est organisée pour conforter les personnes
blanches dans l’idée qu’elles sont la norme. En réalité, cet
engouement pour la notion de racisme anti-Blancs masque la volonté de
minorer la réalité du racisme en France et de concevoir un bloc de
solidarité entre les personnes qui sont placées au sommet de la
pyramide raciale et qui, qu’elles le veuillent ou non, en sont les
bénéficiaires. Comme l’invocation d’une laïcité déformée, visant à
exclure des minorités religieuses de la sphère publique, l’invocation
du racisme anti-Blancs est un mécanisme de préservation visant à
stigmatiser les minorités pour mieux ignorer leurs problématiques.
C’est aussi le moyen de les présenter comme des menaces pour la
majorité.
Qui croit vraiment qu’une religion ou une population minoritaire
puisse un jour dominer l’espace public ou que des minoritaires,
arabes, musulmans ou noirs puissent jamais accaparer le pouvoir ? Tout
cela est surtout la traduction d’une angoisse profonde, celle de voir
une identité nationale fantasmée se dissoudre au profit de groupes
dont on imagine qu’ils sont structurés dans une optique de «grand
remplacement».
C’est surtout le constat de la perte de privilèges. Il n’est
aujourd’hui plus possible de se soustraire aux discours antiracistes
portés par les minorités, ce confort qui permettait de balayer leurs
revendications d’un revers de main est aujourd’hui remis en question.
Et au lieu d’être entendus, ces questionnements sont rejetés,
critiqués. Et chacun croit pouvoir jouer avec les mots pour s’épargner
la confrontation au réel.
Rokhaya Diallo journaliste et réalisatrice , Esther Benbassa
directrice d’études à l’EPHE (Sorbonne), sénatrice de Paris